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Les anciens se souviennent

Des souvenirs de service militaire à l’affaire des péniches de sucre

« J’ai fini mon service militaire  fin août 1947 » raconte Louis DUCHE, agriculteur retraité à  BRAS. Mais comme beaucoup de conscrits, j’ai été rappelé le 12 décembre à cause des troubles qui régnaient en France à l’époque : il y avait de nombreuse grèves, notamment chez les mineurs du Nord mais un évènement nous avait tous marqués ici ; c’est l’affaire des péniches de sucre à Verdun qui avait eu lieu en septembre. »Au hasard d’une conversation comme il peut y en avoir souvent entre un agriculteur retraité et un actif, Louis Duché me raconte ses souvenirs de service militaire : « je suis parti en novembre 1946. J’ai fait mes classes à  Cattenom puis j’ai été incorporé au 146ème bataillon d’ Infanterie. On n’avait rien à manger ! Le 27 avril 1947, on embarque à  Marseille pour la Tunisie, direction  Bizerte. L , ça allait mieux, on avait au moins à manger ! Et puis comme on était pas loin de la mer, on nous a appris à nager : on nous poussait tous au jus et ceux qui ne savaient pas nager, comme moi, on venait les repécher  . Comme j’etais issu d’une famille de six enfants, j’ai bénéficié d’une libération anticipée de deux mois et j’ai été libéré le 19 septembre 1947 avec le grade de sergent. »Nous étions en pleine période de troubles sociaux dans cette France de l’après guerre qui avait du mal à se relever. On vivait encore à l’heure des tickets de rationnement et d’ailleurs les rations quotidiennes étaient parfois revues à  la baisse. L’affaire des péniches de sucre n’a été qu’un évènement parmi d’autres : grève des transports en octobre, des dockers, de la métallurgie en novembre. Les affrontements se multiplient, font des morts à Marseille et à  Valence. A l’époque, on n’hésitait pas à envoyer « la troupe » contre les manifestants. C’est donc pour pouvoir disposer de moyens d’intervention que le Président  Vincent Auriol rappelle le contingent.C’est ainsi que notre jeune Louis Duché quitte à  nouveau son Ermeville natal le 10 décembre 1947 pour Metz.  Puis il est envoyé en garnison à Langensoutzbach, charmant petit bourg alsacien près d’Haguenau dont le nom ne dit rien à personne sauf à moi puisque par le plus grand des hasards c’est le village natal des grands-parents maternels de mes enfants. Mais revenons à cette affaire des péniches de sucre : le contexte économique a déjà  été quelque peu évoqué : on manque de tout en France et notamment d’aliments de base : comme on ne produit pas assez de blé, on n’a pas assez de farine, donc de pain. Ainsi, avec les tickets de rationnement, chacun n’a droit quotidiennement qu’ à 10gr de viande, 30 gr de sucre, 150gr de pain. Mais, il y a le « marché noir » qui permet aux riches de s’approvisionner à des prix très élevés et à certains producteurs de produits alimentaires de se faire de l’argent. Or on apprend que régulièrement des péniches chargés chacune de 200 tonnes de sucre transitent par les canaux de l’Est de la France, donc par Verdun pour aller en Allemagne. « C’est pour approvisionner les troupes françaises d’occupation en Allemagne » justifie le gouvernement. Apprenant que ce sucre vient des Etats Unis, la gauche rétorque « c’est parce que les USA préfèrent aider d’abord l’Allemagne à se relever plutôt que la France ».

Venons en au contexte politique : les communistes viennent d'être exclus du gouvernement par Paul Ramadier, socialiste, Président du Conseil. Ils font alors feu de tout bois, attisant tous les mouvements de contestation.

Alors lorsque le 19 septembre 1947 André Savard, député communiste de la Meuse apprend par son frère Robert qui travaille à l’écluse du Clair de Lune que des nouvelles péniches de sucre vont passer à Verdun, il se dit qu’il faut faire quelque chose. Une réunion est organisée à la hâte regroupant des militants socialiste, communistes, et des cégétistes. Il est alors décidé de tenter de bloquer les deux péniches à Verdun pour une opération médiatique, d’organiser un meeting de protestation puis de les laisser repartir.

Le samedi 20 septembre  les péniches sont annoncées à l’écluse de Bras alors qu’a lieu à Verdun une cérémonie pour l’inauguration d’un monument, près de la place de la gare,  symbolisant l’intersection se de la Voie Sacrée et de la Voie de la Libération, en présence de l’American Légion et de nombreuses autorités civiles et militaires bien sûr. On vient avertir de l’arrivée des péniches un certain Jean Blanchet, conseiller municipal communiste à Verdun, ancien résistant, représentant la CGT au Comité départemental de la Libération, qui assiste à la cérémonie. Celui-ci, à la fin des festivités, s’empare de la voiture sono qui était sur place et parcourant la ville appelle la population à se rendre à l’écluse du clair de Lune. Des milliers de personnes répondent spontanément à l’appel ! Chacun, à vrai dire, espère que les péniches vont être livrées au pillage. Mais ça n’est pas la volonté des organisateurs du meeting. Alors que le Préfet de la Meuse, invité à  prendre la parole essaie sans succès de calmer les esprits, un certain Roger Pffiferling, secrétaire départemental du syndicat des fours à chaux de la Meuse se fait ovationner en déclarant « les péniches ne repartiront pas ».Les péniches viennent d’arriver. Elles portent les noms de « Berthe » et de « Maître Born »  Elles sont bloquées sans difficulté sur place.  Pour les empêcher de repartir mais aussi pour éviter le pillage, un tour de garde est établi, 24 heures sur 24. Les jours passent,  l’évènement est relaté dans la presse nationale. Suite à une réunion entre le Préfet de la Meuse, le député André Savard et les représentants de la CGT, il est décidé de laisser repartir les péniches. Mais cet accord est refusé par les manifestants qui se relaient autour des bateaux. Le Gouvernement doit alors réagir. Une opération policière est programmée. Lundi 23 vers 3 heures du matin environ 70 gardes mobiles venus de Nancy arrivent sur les lieux, réveillent l’éclusier et l’obligent à « écluser » la péniche Berthe. Mais l’alerte a été donnée en ville, des manifestants arrivent, j’étent dans l’écluse un gros treuil et des pierres.  La deuxième péniche ne peut passer. Le patron de la Berthe, craignant de continuer sa route seul, s’amarre sur la berge. C’est l’échec de l’intervention policière.

Mercredi 24, un meeting organisé sous la halles du marché rassemble des milliers de personnes, venues entre autre des villages alentours. On note la présence de l’Union des femmes françaises, organisation proche du Parti Communiste.

Les jours passant, les choses deviennent difficiles Au Clair de Lune. La tension monte. Des échauffourées sont difficilement évitées entre ceux qui gardent les péniches et certains manifestants qui voudraient que le sucre soit distribué. Parmi les initiateurs du mouvement qui sentent que la situation risque de leur échapper, les points de vue divergent sur la suite à donner. Et puis chacun s’attend à une nouvelle intervention policière. Effectivement le samedi 27 à 6h30 du matin 630 gardes mobiles et CRS prennent position  autour des péniches. Comme elles ne peuvent pas partir vers le sud, les ouvriers des fours à chaux de Montgrignon bloquent au nord les canal à Bras en y déversant des tonnes de pierre de chaux. On conduit alors les péniches au port Saint Paul (derrière l’actuel Gamm Vert). Les forces de l’ordre occupent les lieux et assurent la libre circulation vers la caserne du 40ème régiment autotracté d’artillerie, avenue Miribel, qui sert de base arrière aux policiers. Le Général Gilliot, commandant la 6ème région militaire de Metz arrive sur place. On voit arriver également une trentaine de camions GMC  provenant du régiment du train de Toul . On comprend que le gouvernement a décidé de jouer la fermenté et de vider les péniches sur place. Cela dope les manifestants qui construisent des barricades autour du port ! Quelques échauffourées ont lieu.

Dans la nuit 120 nouveaux camions sont arrivés de Toul, ainsi que deux grues. Dimanche matin des soldats du 40ème RA de la caserne Miribel viennent renforcer la présence des CRS. Le déchargement des péniches commence. Le jeune sous préfet de Verdun,  Jean Faussemagne est sur place. Lors du meeting du soir sur les barricades, André Savard déclare  que le sucre ne quittera pas Verdun. Les échauffourées reprennent, plus violentes. Il y a des blessés des deux côtés. Des manifestants sont arrêtés. Cette situation désole les organisateurs du mouvement qui déclarent ne pas avoir voulu en venir  la CGT, un certain clivage apparaît.

Lundi 29, 150 à 200 mineurs de Bouligny arrivent en camions et en bus pour prêter main forte. Les accrochages avec les forces de l’ordre s’amplifient. D’autre part les manifestants, craignant que les camions chargés de sucre ne partent rapidement vers l’Allemagne, barrent les routes menant vers l’Est en abattant des arbres. Lors du meeting du soir, André Savard appelle les manifestants au calme.

Mardi 30 : à l’aube, les autorités voulaient donner l’ordre de départ des camions  mais des blindés, attendus de Lunéville pour escorter le convoi, ne sont pas encore arrivés. Pendant ce temps, au bureau de l’union locale de la CGT, on vote à  l’ unanimité la grève générale. A 9h30 les sommations d’usage sont faites au manifestants. Un bulldozer dégage la voie en direction de l’ouest. Des automitrailleuses prennent la tête du convoi, suivies par les 142 camions. En une demie heure, tout est fini. Puisque les routes vers l’Est sont bloquées, les camions prennent la Voie Sacrée et Petit Rumont obliquent vers Saint Mihiel pour rejoindre Pont à Mousson  puis Worms en Allemagne.

Sur place, lors d’un dernier meeting André Savard salue le courage  des manifestants verdunois tandis que les forces de l’ordre font sauter les derniers barrages.

A Verdun tout est fini mais à Frouard, dans le département voisin, d’autres péniches sont bloquées la guerre du sucre n’est pas finie ! Ainsi, ce n’est pas moins du quart des forces armées stationnées en France qui aura été mobilisée pendant cette période troublée. Le quart dont faisait partie Louis Duché qui sera enfin libéré le 15 février 1948. Il n’aura pas été, et c’est tant mieux pour lui, envoyé  sur le front des barricades. Mais le mauvais souvenir qu’il garde de cette période c’est qu’encore une fois il a eu faim. « On se battait pour être de corvée de pluches pour avoir un bout de pain » se souvient-il.

Cet article a été étoffé grâce à la consultation de l’ouvrage « Les dossiers documentaires meusiens » n° 49.

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